C'est une question.

Micro nouvelle.

Les_mots _sons
4 min ⋅ 30/12/2024

Gilles, mon collègue, m’a demandé ce que j’espérais pour cette nouvelle année… quel bilan je tirais de ces douze derniers mois et ce qui m’animerait pour les douze prochains. Je ne sais pas pourquoi Gilles m’a posé cette question, on ne se parle jamais, avec Gilles. Il est fade, banal, creux. Je le trouve petit. Pas dans le sens pas grand, petit dans tout ce qu’il est. Je le trouve insignifiant. Laid, qui plus est. Gilles me fait pitié, pire, il m’indiffère. Cela dit, même si je suis un connard fini -j’ai conscience du fait que je suis un connard, c’est mieux, de cette façon, je ne suis plus étonné quand on m’en fait la remarque, même si je me fiche complètement de ce qu’on peut bien penser de moi- je n’ai pas remballé Gilles.

En temps ordinaire, j’aurais donné une petite tape sur son épaule en prétextant une envie pressante ou un appel à passer. Mais il était là, dans son pull de Noël (qui a eu cette idée stupide de généraliser cette mode à la con du pull moche de Noël dans les entreprises ?), une espèce de tricot qu’il avait dû faire faire par sa grand-mère grabataire, du temps où elle jonglait encore avec les aiguilles, dans une laine maronnasse et vert merde d’oiseau, exhibant sur la poitrine un reine chétif s’apparentant davantage à un chien famélique, bref, un pull immonde qui avait le désavantage de mouler son petit buste rond et lui faisait un ventre proéminent (sept mois de grossesse à peu de choses près) et il m’a fait de la peine, Gilles…

Je ne suis pas du genre à avoir de l’empathie ou un quelconque intérêt pour qui que ce soit, en particulier pour les cul-terreux qui peuplent l’open-space dans lequel je fais office de leader. Il faut reconnaître que je suis bien au-dessus de la mêlée, et ce n’est pas pour rien que je manage tout ce petit monde, bien que je me demande souvent si ce n’était pas un piège, ce poste de manager, quand je vois les tronches de ceux qui font mon équipe. Ils sont plus ou moins de la même trempe que Gilles. La seule à sortir du lot c’est Amélie, petit cul rebondi, taille de guêpe, bouche indécente. Pas qu’elle soit une flèche, disons qu’elle est suffisamment jolie pour s’afficher en ma compagnie sans que cela n’égratigne ma réputation. Peu importe, j’ai une équipe de bouseux qu’il faut diriger en prenant en considération le fait qu’ils ne sont ni très malins, ni très performants. Dieu merci, je suis pour ma part suffisamment productif pour m’occuper des dossiers importants, leur délégant des tâches insignifiantes qui n’impactent pas mes résultats. On me reproche souvent de ne pas m’appuyer davantage sur mes collaborateurs, je rétorque alors qu’ils ne sont pas des collaborateurs mais des sous-fifres et que si je veux que le travail soit bien fait, il faut bien que quelqu’un s’y colle. Ce quelqu’un c’est moi.

Un connard, je vous avais prévenus.

Donc, je suis là, un gobelet de café à la main, face à un Gilles parfaitement ridicule dans son pull moule bide avec cette question qui reste suspendue dans l’air quelques instants. Quel bilan tirer de cette année ? Qu’envisager pour la prochaine ? Je regarde Gilles et mes yeux sont attirés par sa calvitie qui brille sous les néons. J’aurais dû me contenter de cette tape sur l’épaule. Sacré Gilles ! T’as rien d’autre à foutre que de poser des questions existentielles devant la machine à café ?

Quel bilan tirer de ces douze derniers mois ? Je crois pouvoir dire que je suis au top de ma forme, à la fois tonique et ferme. J’ai le corps sculpté et harmonieux, une queue qui fonctionne et qui honore tout un tas de femmes, mon charisme n’a d’égal que mon style, contemporain et décontracté tout en restant élégant. Je n’envie personne mais on m’envie, moi. Je vois les regards qui se posent sur l’homme que je suis. Le bel homme que je suis. Tout me réussit. Mes objectifs professionnels sont dépassés, je dors rarement seul mais rarement avec la même fille, je gagne ma vie bien mieux que n’importe quel français lambda, mon appartement se situe dans le quartier le plus coté de la ville et surplombe un immeuble de douze étages. La vue panoramique m’offre chaque soir un coucher de soleil à couper le souffle. Alors quel bilan je tire Gilles ? Je ne suis pas un raté… Je veux dire, j’ai tout. Tout. Regarde-moi ! Je ne peux rien espérer de plus pour les douze prochains mois, si ce n’est prendre la place du patron. Ah ah ah !

Et puis, j’ai bu une gorgée de mon café, il était froid. J’ai grimacé. Gilles me regardait avec ses yeux de cocker et il attendait que je parle. Il attendait que je réponde à sa question. Un sourire un peu niais accroché à la face. Je ne sais pas si c’est son pull, sa calvitie ou son allure de péquenaud, mais les mots ne sortaient pas. Ils s’étouffaient à l’orée de mes lèvres. J’aurais eu envie de l’humilier un peu plus, lui mettre le nez dans la merde qu’était son existence. Pourquoi, Gilles, tu me poses ces questions ? Pourquoi tu t’autorises à me les poser ? Pourquoi ? Mais je n’ai rien dit. Il patientait, muet, que je me confie. Et j’ai pensé à toi. Qui ne reviendrais pas. Aux réveillons que je passerai seul. À mes parents qui me préféraient ma soeur, à ma soeur qui me détestait, à mes neveux que je ne connaissais pas, à mes amis que je n’avais plus, jamais eus, à mes collaborateurs qui me méprisaient, au vide de mon appartement, à la vue dégagée que je contemplais seul, aux plats préparés que la femme de ménage mettait dans mon réfrigérateur, à tous les pulls de Noël que ma grand-mère ne m’avait jamais tricotés. À toi, surtout. Ma comète. Qui aurais adoré Gilles et son humour pince sans rire, qui l’aurais trouvé sympathique et espiègle, qui l’aurais congratulé pour ce pull immonde, à toi, qui n’a fait que passer et qui a ébranlé les fondations solides de l’existence que je me suis bâtie. J’ai fermé les yeux et j’ai vu ton dos, celui que j’avais caressé du bout des doigts, s’éloigner. Je t’ai vue disparaître sans te retourner. Ton parfum a flotté quelques secondes et s’est imprimé dans mes sinus pour ne plus jamais disparaître.

Tu sais quoi Gilles ? Je crois que pour les douze prochains mois, j’aimerais apprendre à tricoter. Je voudrais qu’on aille boire une bière après le boulot. D’ailleurs, j’ai une mission à te confier. Parce que je sais que tu en as sous le pied. J’aimerais qu’on reconsidère les rôles de chaque collaborateur, qu’on répartisse les tâches différemment pour que les compétences de chacun puissent être exploitées. J’aimerais apprendre à vous connaître. J’aimerais qu’elle revienne, Gilles. J’ai l’impression de crever depuis qu’elle est partie.

Mais je n’ai rien dit. Rien. J’aurais eu trop peur qu’il me juge, qu’il soit le connard que j’ai toujours été. Qu’il me rie au nez.

Je lui ai donné une petite tape sur l’épaule. Et puis j’ai jeté mon gobelet de café.

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Par Raphaëlle Mara

Raphaëlle Mara, je suis professeur de Lettres dans le secondaire depuis une quinzaine d’années. J’ai publié un premier roman, Amaisadís, aux éditions Ozril, en octobre 2022. Passionnée de littérature, je suis une grande lectrice. Je lis, partout, tout le temps. Et quand je ne lis pas, j’écris.

J’écris des romans, des textes courts, des essais, de la poésie. Je m’inspire de ce qui m’anime, de ce qui m’entoure, des émotions qui m’assaillent et m’étreignent. Écrire est l’occasion pour moi de chercher à répondre aux questions qui me bousculent, de m’interroger sur les sujets qui me touchent.

L’écriture commence, à mon sens, par ce quelque chose qui titille, une espèce de gêne au fond du ventre qui pousse à mettre des mots, pour tenter d’expliquer, de comprendre, de dénoncer. L’écriture, pour devenir plus. Et aussi pour être aimée.